• Introduction
• A - Visible et invisible dans l'image
- au fondement même de l'image
- champ et hors-champ
• B - L'instant et l'éternité
• C - Expression et information
• D - Auteur et image - l'affrontement créatif
• E - Auteur et spectateur
• F - Image et spectateur
- la ré-création
- les deux spectateurs de cinéma
• G - Education et création
• En conclusion provisoire...
• Textes complémentaires
- partager
Traiter des significations de l’image ce n’est pas s’en remettre à une mécanique bien huilée qui réglerait le mouvement de construction du sens, mais c’est, au contraire, considérer que ce mouvement trouve son origine dans les relations contradictoires qui s’instaurent au sein même de l’image mais aussi entre l’image, son auteur et son spectateur.
Ce faisant nous nous situons résolument dans une approche dialectique, ce qui signifie qu’il ne s’agit pas d’opposer des entités entre elles dans une sorte de d’alternative figée, mais de les considérer au contraire dans leur dynamique oppositionnelle.
Il ne s’agit donc pas tant de s’attarder sur telle ou telle particularité de l’image, mais de s’intéresser à la frontière, à l’interpénétration, à la limite des contradictions qui construisent ces particularités.
Cette démarche nous permet davantage de comprendre des relations en devenir plutôt que de décrire l’existant. On a beaucoup reproché à certaines formes d’analyse de type sémiologique leur caractère immanentiste, c’est-à-dire le fait de rechercher de la signification dans le seul objet analysé, en dehors du contexte où il se situe. On a peu évoqué, en revanche, le fait qu’il s’agissait de théorisations atemporelles, ne prenant pas en compte l’évolution des significations avec le temps. Or toute situation de communication est le produit d’une histoire et n’a donc de sens que dans un contexte et un moment déterminés.
Avec l’approche dialectique il s’agit donc davantage de considérer une situation comme étant la résultante, à un moment donné, de forces contraires, et donc de mettre à jour les oppositions en présence pour comprendre le mouvement et comprendre ce mouvement pour nous situer nous-mêmes dans cette histoire. La rapidité avec laquelle évoluent les formes de la communication médiatisée ne peut que nous inciter à défendre cette posture.
Enfin, par approche dialectique, nous nous situons en opposition au dichotomisme de “l’un ou l’autre“, en opposition à une pensée binaire et en particulier à la pensée que l’on pourrait qualifier d’“informationnelle“ - celle en quête d’une information sans “perte“ et sans “bruit“ (*).
Les relations dialectiques que l’image peut porter ou susciter sont nombreuses, nous nous limiterons ici à évoquer sept d’entre-elles :
A - celle qui concerne le rapport entre visible et invisible et qui a quelque chose à voir avec l'espace,
B - celle qui concerne le rapport entre instant et éternité et qui a quelque chose à voir avec le temps,
C - celle qui concerne le rapport entre expression et information et qui a quelque chose à voir avec le contexte socio-culturel,
D - celle qui concerne le rapport entre auteur et image et qui a quelque chose à voir avec la création,
E - celle qui concerne le rapport entre auteur et spectateur et qui a quelque chose à voir avec la relation,
F - celle qui concerne le rapport entre spectateur et image et qui a quelque chose à voir avec la réception,
G - et enfin celle qui concerne le rapport entre éducation et création et qui a quelque chose à voir avec la pédagogie.
(*) BRETON Philippe, L'utopie de la communication, Paris, La découverte, 1997, ed originale : 1992
Au fondement même de l'image
Depuis le dessin rupestre jusqu’à l’image numérique affichée sur un écran d’ordinateur, il existe une diversité quasi infinie d’images que l’on peut catégoriser selon des critères variés. Toutefois la représentation imagée implique toujours l’institution d’un tenant-lieu, c’est-à-dire un élément qui par un certain nombre de conventions remplace le réel absent (personnages, objets ou paysages).
Notons que cette notion de représentation est ambiguë dans la mesure où elle repose à la fois sur des conventions arbitraires (telle que la perspective par exemple) et sur une analogie avec la chose représentée. Dans une image tout le monde perçoit toujours quelque chose mais ce quelque chose n’a pas forcément la même valeur ni le même sens pour tout le monde.
Si l’image tient-lieu de quelque chose à la place du référent absent cela signifie que le sens de l’image est d’abord fondé sur l’absence. “Les signes ne sont pas là à la place des choses comme une forme affaiblie de la présence. L’absence des choses propres aux images inscrit la fondation de leur sens dans le renoncement à la perception lumineuse et sensible du monde.“(*) De part son origine même l’image a donc quelque chose à voir avec l’invisible et toujours selon Marie-José Mondzain ce qui menace aujourd’hui de détruire le pouvoir de l’image sur nos imaginaires, c’est précisément le déferlement ininterrompu du visible.
L’image ne peut donc nous apporter quelque chose que dans la mesure où elle est aussi absence, frustration de ce qu’elle nous révèle du réel que nous ne voyons pas et que nous ne verrons peut être jamais. Et ce manque, en ouvrant les chemins de notre imaginaire en appelle à nos propres représentations mentales et contribue à les transformer. Le premier pouvoir de l’image repose donc dans cette dialectique qui s’instaure entre ce qui est rendu visible du réel (la re-présentation) et ce que ce visible témoigne de cette absence de réel qui existe ou a existé et dont notre propre regard ne pourra faire l’expérience réelle.
Par exemple, lorsque je regarde une photographie de paysage - et à plus forte raison si elle est belle - je suis à la fois transporté, par la pensée, dans un autre lieu et en même temps je suis frustré de ne pas en faire l’expérience réelle. Je suis dans cet ailleurs mais je n’y suis pas vraiment et je n’y serai plus jamais dans les conditions qui ont prévalu à cette photo puisque “l’instant photographique“ (voir plus loin) est à tout jamais révolu.
(*) MONDZAIN (Marie-José), “Il était une fois l'image“, in Catalogue des Etats Généraux du film documentaire, Lussas, 2003.
Champ et hors-champ
Au delà de l’absence de réel que l’image porte dans ses fondements, la représentation est elle-même une relation entre un visible et un non visible (ou plus précisément entre un représenté et un non représenté) qui s’institue par le biais du cadre. Cadrer, au cinéma, en photographie ou en vidéo, c’est délimiter la portion d’espace qui sera représenté et donc tout autant choisir ce qui ne sera pas montré.
On a coutume d'appeler champ la portion d’espace délimitée par la prise de vue et hors-champ la portion d'espace qui n'est pas représentée. André Gardies a proposé d’appeler “ici“ le lieu du champ représenté et de distinguer deux types de hors-champ : un hors-champ proche (qu’il a appelé “là“) et un hors champ lointain (qu’il a appelé “ailleurs“) (*). Le hors-champ proche est l’espace que l’on pourrait voir si l’appareil de prise de vue modifiait son axe, sa focale, etc. Le hors-champ lointain contient tous les espaces qui resteront invisibles quelle que soit la position de l’appareil de prise de vue.
Délimiter un champ c’est peut être avant tout construire un hors-champ. C’est une notion importante car si deux spectateurs interprètent une même image de manière différente, ce n’est pas tant à cause du dénoté (ce que je vois dans l’image) mais bien par le connoté (ce que j’imagine à partir de ce que je vois) que le hors-champ contribue à construire.
Le cadre est donc ce lieu de tension entre le montré et le non-montré, entre le visible et le suggéré, entre re-présentation et imaginaire. En même temps le regard que je porte sur une image délimitée par un champ, viendra enrichir ma propre culture visuelle qui à son tour sera convoquée pour interpréter les hors-champs des images à venir.
Entre ce que je vois du champ et ce que j’imagine du hors champ, il y a une relation mutuelle qui s’enrichit à chaque expérience visuelle. J’ai la faculté d’imaginer parce que j’ai déjà vu ce qui n’est pas montré et inversement ce qui est montré me servira à imaginer des hors-champs futurs.
Sans ce travail de l’imaginaire dans l’interprétation de l’image, le non-présent devient alors l’inconnu, l’invisible, l’imprévisible.
Quand tout peut être vu, comme dans les flux visuels télévisés ou autres, il ne peut survenir que de l’imprévu. Le hors-champ de l’image c’est le contraire de l’imprévu.
(*) GARDIES André, L’espace au cinéma, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993
L’image-fixe (comme son nom l’indique) fixe l’instant de sa représentation. Photographier c’est garder une trace d’un fragment de temps qui ne reviendra plus. Sitôt la photo faite, il y a déjà quelque chose de changé dans le sujet photographié. La photo, en tant que témoignage d’un moment, devient obsolète en même temps qu’elle se produit.
La quête de la suspension du temps qui s’écoule aura été le moteur du développement des usages de la photographie (l’augmentation continuelle de la sensibilité des pellicules, par exemple, ne vise qu’à permettre de réduire les temps de pose). Dans le dessin ou la peinture, on peut distinguer des représentations qui suggèrent cet instant figé et d’autres atemporelles (nature morte, dessin non figuratif..) ou multitemporelles (compositions qui associent sur une même œuvre des récits de moments différents).
L’image peut aussi nous renvoyer au temps de la chose représentée, c’est-à-dire non plus comme instant prélevé mais comme date dans l’histoire. Avec une double distinction : date des événements représentés et date de la représentation (deux aspects sont souvent confondus qu’il convient de dissocier). Par exemple dans une photographie de rue, je peux situer une époque à la vue des autos et des personnages, mais je peux aussi situer une époque à partir du style ou de la technique de la photographie elle-même.
La reconnaissance d’une époque à la vue des objets ou personnages représentés suppose une certaine culture visuelle et à plus forte raison lorsqu’il s’agit de rapporter la représentation, elle-même, à un genre, un style artistique témoignant d’une époque donnée.
Si l’image porte en elle ses références spatiales du fait même de son iconicité, ses références temporelles en revanche ne sont pas aussi facilement repérables visuellement. Exception faite de certaines images comportant des indications de temps ou très liées à des faits historiques connus, dans la plupart des autres cas les temporalités de l’image sont soit absentes soit portées par le texte ou le son qui l’accompagne (s’il s’agit d’audiovisuel) et par le contexte dans lequel elle se produit.
Le temps dans l’image peut donc ainsi s’apprécier dans une dialectique qui se joue entre l’instantané photographique et l’éternité de la contemplation, entre la quête d’un temps toujours plus court pour la prise de vue et la quête d’un temps toujours plus long pour la conservation des images, entre éphémérité et immortalité...
C'est dans tous ces entre-temps que peut se construire un imaginaire.
Perception globale - lecture analytique
Non seulement une image transmet des informations sur la chose représentée mais elle transmet en plus de ces informations, une tonalité affective, émotionnelle, une valeur supplémentaire que l’on désigne généralement par expression. Cette dimension expressive, repose elle aussi sur des conventions et elle est construite par une culture commune et les expériences visuelles antérieures propres à chacun. L’expressivité de l’image entraîne le spectateur au delà de la simple perception, elle s’adresse à son imaginaire et contribue à l’enrichissement du sens qui à son tour transformera les bases de la réception des perceptions visuelles futures.
La fonction expressive de l’image peut être plus ou moins présente ou recherchée, plus ou moins formalisée ou portée par la subjectivité de l’auteur.
L’information de l’image s’adresse à la raison. Elle s’appuie largement sur une lecture analytique de l’image. Le regard cherche à décrire, à comprendre les éléments qui la constituent. Dans l’information domine la prégnance du sens.
L’expression de l’image s’adresse à l’émotion. Elle s’appuie pour l’essentiel sur l’esthétisme, le plaisir du voir, la jouissance de la perception. Dans l’expression domine la prégnance de la forme.
Entre information et expression, toute image contient ces deux dimensions et se perçoit entre et par celles-ci.
Ce partage recouvre en grande partie les séparations disciplinaires et sociales qui catégorisent l’image : soit nous sommes dans le langage de l’image (information, communication...) soit nous sommes dans l’esthétique de l’image ou de l’image comme art.
Ces deux domaines disciplinaires pouvant se caractériser de la façon suivante :
D’un côté une approche langagière fondée sur une démarche analytique de décomposition en éléments signifiants ; tendance à l’objectivisation, à la reproductibilité de l’analyse du sens construit par les signes ; fonctionnement par apprentissage (formel ou informel) des signes ; fonctionnement par un savoir “intérieur“ à l’image (l’immanentisme que l’on a reproché à la sémiologie).
D’un autre côté une approche esthétique fondée sur une démarche comparative, en référence implicite ou explicite à d’autres œuvres reconnues, instituées. L’esthétique de l’image est chargée de valeurs émotionnelles, morales, affectives, idéologiques... ; Fonctionnement par reproduction et dépassement ; fonctionnement par un savoir “extérieur“ à l’image.
Nous pensons que, face à une image, ces deux dimensions (langagière et artistique) sont toujours présentes, même si, selon les situations de production et de réception nous sommes enclins à privilégier l’une sur l’autre. (Voir par exemple le découpage en genres dans les expositions photographiques).
En situation pédagogique ces deux dimensions sont souvent séparées selon les disciplines de références. Bien évidemment nous nous situons dans une approche multiréférentielle de l’image.
L'affrontement créatif
Une autre contradiction est à rechercher dans l’acte de création lui-même.
En effet, la pensée à elle seule ne suffit pas pour informer, communiquer, échanger, faire partager... Il nous faut obligatoirement utiliser un intermédiaire (qu’il soit voix, geste... dans la communication directe entre individus ou image, film... dans la communication médiatisée). Et c’est là que l’affrontement commence, car cet intermédiaire ne sera jamais de la même nature que la pensée qui en est à l’origine. Entre des images mentales insaisissables par essence et n’importe quel matériau expressif perceptible par un de nos organes des sens, il ne peut exister que des décalages, des écarts. La relation est donc toujours source de conflits.
Créer c’est en quelque sorte régler la confrontation entre deux types d’images mentales : celles correspondant à une pensée originelle et celles provenant de la propre lecture que l’on peut faire de la transposition des premières dans un matériau expressif particulier. Et l’on peut parler de relation dialectique dans la mesure où, tant que ce rapport n’est pas stabilisé, rien ne prédétermine un type d’images mentales à prendre le dessus sur l’autre. Chacun pouvant être cause ou conséquence de l’autre. Le processus de réalisation pouvant, par exemple, profondément transformer la pensée créatrice initiale (et cela jusqu’à l’extrême comme dans le cas des “ready made“).
La création peut être comprise comme étant le résultat d’un affrontement provenant de la quête d’une adéquation, impossible par nature, entre l’idée et sa transposition matérielle sur un support. Conflit dialectique entre une volonté expressive et quelque chose qui lui résiste et qui deviendra œuvre dans le dépassement de cette résistance. Le degré de cet affrontement traduisant d’une certaine façon le niveau de la création.
L’exemple le plus fort, à nos yeux, de cette confrontation entre auteur et œuvre, est celui de Picasso et “Les demoiselles d’Avignon“ qui allait constituer l’acte de naissance du cubisme et de l’art moderne. Entre le peintre et le tableau il y a eu comme un combat singulier à l’issue incertaine et il a fallut à Picasso des semaines de doutes, d’angoisses et de déprimes pour enfin déboucher sur quelque chose qui dans un premier temps le dépassait lui-même. Mais nous pourrions tout autant citer des réalisateurs ou des scénaristes qui se sont “confrontés“ des mois, voire parfois des années avec l’écriture d’un scénario.
L'image comme lieu de rencontre et de tension entre auteur et spectateur
S’il semble évident que l’auteur d’une image est lui-même son premier spectateur, s’il peut ainsi s’identifier au regard de l’autre regardant son œuvre, l’inverse est tout aussi vrai.
Lorsque je suis spectateur je partage d’une certaine façon le regard de celui qui a regardé. Devant une image je suis invité à partager le point de vue où l’auteur a situé le sien, point de vue considéré dans sa triple dimension : physique, identitaire, idéologique. Et en même temps je perçois l’image avec ma propre subjectivité, avec mon propre vécu, avec mes propres désirs. Entre mon regard et celui de l’autre il y a à la fois superposition et distance.
Spectateur je m’identifie à l’auteur tout en m’en défendant. J’épouse son regard et je le rejette aussi. Je voudrais être à sa place mais en même temps je revendique la mienne. (Comme dans toute relation humaine, il y a à la fois du semblable qui réunit et de la différence qui personnalise).
L’émotion de la réception comme celle de la création, la sensibilité que j’éprouve en réalisant ou simplement en regardant, se jouent dans cette dialectique fusion et résistance au “point de vue“ de l’autre.
Cette confrontation se réfère aux univers sociaux et culturels dans lesquels les protagonistes évoluent. Univers à la fois semblables et différents. Il faut en effet des références communes pour pouvoir échanger quelque chose dans une relation de communication et en même temps sans différence il n’y aurait rien à échanger.
Entre auteur et spectateur se ressemblent et/ou s’opposent des savoirs, des représentations, des vécus, des implications, des valeurs... et parfois des âges, des sexes, des classes, des histoires...
La re-création
Cette autre opposition est un aspect dont on parle peu souvent mais qu’il nous semble néanmoins très important car il permet de bien situer les pratiques éducatives de réception.
Si, à propos du rapport auteur/image on a pu parler du “mystère de la création“ on pourrait, pour la dialectique spectateur/image, parler du “mystère de la récréation“.
La relation du spectateur à l’objet de la communication se joue en effet dans les multiples confrontations qui se produisent entre attente et offre, c’est-à-dire entre des niveaux différents de perception, de compréhension et d’horizons culturels. D’une certaine façon, notre plaisir de spectateur vient de la possibilité que nous avons de dominer ce qui nous domine. Et l’image peut nous dominer de différentes façons : culturellement, affectivement, informationnellement....
Si l’image ou l’œuvre est trop forte elle écrase le spectateur qui n’a d’autre salut que dans la fuite. C’est bien parce qu’il y a parfois des décalages trop importants entre les attentes et le plaisir de la lecture ou de la contemplation que la rupture peut survenir. Inversement s’il n’y a aucun effort à effectuer lors de la réception, le produit ou l’œuvre semble alors bien fade.
Toute production médiatisée doit donc, pour rencontrer son public se situer à la frontière, à la limite de ce qui sépare la passivité de l’abandon. C’est dans cet intervalle étroit que, à un moment donné, je peux surmonter ce qui me domine pour envisager une expérience suivante et me confronter, à nouveau, et à un niveau semblable ou supérieur, à une autre œuvre.
Le “mystère de la récréation“ s’apparente à celui du jeu. Je n’éprouve du plaisir à jouer que si le jeu n’est pas inaccessible à mon entendement, ni à l’inverse, s’il n’est pas trop simpliste. Le plaisir du jeu réside dans cette instabilité dialectique qui fait, qu’à un moment donné, je peux soit dominer soit être dominé.
Concevoir une relation spectateur/image durable, cela implique donc de bien situer le niveau de l’“affrontement“ (ce qui encore une fois peut paraître une évidence mais qu’il est utile de rappeler dans toute pratique éducative).
Les deux spectateurs de cinéma
Une autre opposition dialectique tient à la nature même du cinéma.
Il y a, en chacun de nous, deux types de spectateur. Le premier est celui qui se laisse porter par l'histoire du film, par sa forme, ses contenus... Il voit, reçoit, perçoit le film et peut s'identifier parfois soit au regard de la caméra (identification primaire) soit à un des personnages de l'action (identification secondaire). Appelons ce spectateur “spectateur de l’ombre“.
Et puis il y aussi, en nous, le spectateur qui perçoit le film à un degré second, qui s’intéresse à la construction du film, à sa structure et qui s’attache davantage à comprendre comment le film fonctionne, comment il crée l’illusion, comment il manipule les images et les sons pour donner “l’impression de ...“. C’est un spectateur au regard distancié que nous appellerons “spectateur éclairé“.
Je peux être ému, surpris, rire ou pleurer si je me situe dans un cas, je peux m’en détacher, prendre de la distance et avoir un regard plus analytique dans le second cas. Dans chaque vision d’une image ou d’un film ces deux postures spectatorielles se confondent ou se superposent et s’opposent parfois. Je suis à la fois plongé dans une histoire et en même temps je n’en suis pas dupe.
La pratique cinématographique, l’éducation à l’image concourent à faire de nous des spectateurs éclairés en montrant comment le langage fonctionne, comment il peut créer de la vraisemblance. Mais en agissant ainsi on “casse“ un peu le jouet originel qui doit à son tour s’investir dans de nouvelles formes langagières pour créer de nouvelles illusions. (Si “L’arrivée du train en gare de la Ciotat“ a pu effrayer les spectateurs, c’est bien parce que ce “spectateur éclairé“ n’existait pas encore et que pouvait donc fonctionner l’illusion d’un effet de réalité.)
Entre appropriation du langage et recherche de nouvelles formes expressives, l’évolution de la construction cinématographique, depuis un siècle, résulte d’une sorte de conflit permanent entre ces deux postures spectatorielles.
Ainsi, l’éducation au cinéma et la fréquentation cinématographique contribuent à accélérer cette dynamique qui fait que, plus le cinéma est compris, révélé, analysé, démonté, décortiqué... et plus il doit inventer de nouvelles formes pour continuer à séduire. Et l’on peut dire que les nouvelles formes visuelles cinématographiques ou télévisuelles, s’inscrivent dans cette continuité dialectique d’illusion/désillusion d’un effet de réel.
Les finalités que l’on peut attribuer à l’éducation d’un côté et à la création de l’autre nous semblent elles aussi contradictoires.
L’éducation vise à faire partager à une communauté sociale, des savoirs, des méthodes, des concepts, des outils... Partager cela veut dire faire en sorte que chaque individu concerné ait accès à ces domaines de connaissance, qu’il puisse, à partir des savoirs institués, acquérir pour lui-même des compétences intellectuelles le mettant sur pied d’égalité avec ses semblables. C’est, ce que l’on pourrait appeler, une logique horizontale qui assure une fonction d’égalité des chances, de démocratisation.
L’éducation construit le rapprochement
La création, en revanche, vise le dépassement.
La création s’appuie sur ce qui, à un moment donné, est communément ou culturellement reconnu pour explorer de nouveaux chemins expressifs. Créer c’est faire preuve de singularité. Créer c’est se démarquer de l’autre par une forme originale d’expression.
La création construit l’éloignement, la différence. La création répond davantage à ce que nous pourrions appeler, par opposition, une logique verticale.
Chacune de ces deux logiques doit bien sûr être comprise dans son rapport dialectique avec l’autre. Ainsi, chaque nouvelle création apporte à la culture, à la connaissance, de nouveaux éléments qui, à leurs tours, deviendront des fondements nouveaux pour l’éducation. Et chaque formation, parce qu’elle vise à faire partager un savoir, consolide le socle sur lequel de nouvelles différences peuvent émerger.
L’éducation artistique est donc complexe car elle met en jeu ces deux logiques qui s’opposent sur leurs finalités. Méconnaître ces aspects c’est donc risquer d’aller vers un double écueil : D’un côté considérer la création comme une discipline parmi d’autre, conduirait, à mon avis, à n’enseigner que des recettes de reproduction de modèles. D’un autre côté ne pas enseigner les bases qui constituent un savoir ou une culture reviendrait à considérer que toute forme de réalisation (ou acte de création) aurait une valeur en-soi (de nature divine).
Or il me semble que l’œuvre d’art est précisément ce qui, à un moment donné, et dans un contexte donné dépasse ou sublime les formes de représentations antérieures.
L’art conjugue à la fois l’acquis et son dépassement, l’éducation et la création.
Nous avons abordé différents aspects contradictoires de l’image, nous aurions pu en évoquer d’autres comme par exemple : l’opposition que l’on peut trouver à l’intérieur de l’image elle-même entre la figure et le fond (ce qui définit la taille du plan) ou encore entre réel et fiction (factuel et fictionnel), entre signes analogiques et signes symboliques....
Pour comprendre comment l'image est comprise il ne suffit donc pas de mettre à jour les signes qui la constituent, encore faut-il considérer ceux-ci dans leurs dynamiques et les confronter d'une part aux multiples aspects contradictoires qui ne manquent jamais d'apparaître et d'autre part au type de regard que l'on peut porter sur une image. (Par type de regard, nous entendons la posture que quelqu'un - qu'il soit producteur ou spectateur -
peut avoir à un moment donné sur une image, posture qu'il convient de dissocier des fonctions ou du statut de cette personne.)
• BENJAMIN Walter, Image dialectique, extraits de "Paris, capitale du XIXème siècle - Le Livre des Passages" (pdf)
• L’histoire de l’art depuis Walter Benjamin, Actes du colloque de 2008, sous la direction de Georges Didi-Huberman, INHA.
• ANKAOUA Fabienne, Image dialectique, anachronisme et vérité - (pdf)
• VOLTZENLOGEL Thomas, Harun Farocki (1944 – 2014) ou la dialectique dans les images - 2014